4. SI L'ON VOUS POURCHASSE DANS TELLE VILLE...

Publié le par Jean-Claude Alleaume

À LA SAMARITAINE, JÉSUS AVAIT DÉCLARÉ FRANCHEMENT : “Le salut vient des Juifs” (Jean 4, 22). C'est à eux, en effet, à eux les dépositaires de la promesse qui vient du fond des âges, que la Bonne Nouvelle est d'abord annoncée par Jésus. L'Église elle-même est née et a fait ses premiers pas dans le giron du judaïsme. Mais le salut, qui irradie ainsi du peuple de l'Alliance, a, par sa nature même, une portée universelle.

 

Dès le début, Dieu avait dit à Abraham, le père des croyants : “En toi seront bénies toutes les nations de la terre”. Depuis, les psaumes avaient repris l'idée de cet universalisme, comme ce psaume 87 qui fait dire à Yahvé : “Je compte Rahab et Babylone parmi ceux qui me connais­sent”. Des prophètes aussi avaient contribué à ouvrir les horizons d'Israël, comme Isaïe ou encore Joël, que Pierre, justement, cite dans son discours de Pentecôte. L'apôtre Jean apportera la touche décisive : “Jésus est mort pour rassembler dans l'unité les
enfants de Dieu dispersés”
(Jean 11, 52).

 

Telle est la vérité qui va maintenant s'imposer dans la pratique à la jeune Église. Pour accom­plir ses des­tinées, elle devra d'abord faire éclater les chaînes qui l'attachent encore à une postérité déter­minée, à une culture et un peuple particuliers. Un jour viendra où saint Paul pourra écrire : “Il n'y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclave ni homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus” (Galates 3, 28). Mais en attendant, un rude combat est à mener par chacun sur soi-même pour surmonter ses goûts et ses dégoûts. Pierre lui-même devra faire taire bien des réticences pour se mettre au diapason de sa mission.

 

L'Église ne tarda pas en effet à se trouver aux prises avec le dilemme que lui posait la pré­sence de deux tendances en son sein : le particularisme des Hébreux de Palestine et l'univer­salisme des Juifs de la diaspora appelés Hellénistes.  A vrai dire, ces deux courants existaient déjà dans le judaïsme, mais de manière confuse. Le peuple de Yahvé, en effet, s'est toujours considéré comme un peuple à part ; mais la dispersion des Juifs avait contribué à mettre en valeur la promesse faite à Abraham, celle que nous avons évoquée plus haut. Dans ces communautés de la diaspora, par la force des choses, l'esprit s'était ouvert aux valeurs de l'hellénisme.[1] Beaucoup ne savaient plus la langue des ancêtres, si bien qu'aux réunions de la synagogue, on lisait la Bible dans la traduction grecque réalisée par les Juifs d'Alexandrie, la Septante. La pensée des philo­sophes grecs avait conquis l'esprit de certains rabbins et l'on s'était même aventuré jusqu'à faire adhérer des païens au culte du vrai Dieu  ;  le centurion de Caphar­naüm, connu des évangiles, en est un exemple. Cependant, tandis que le judaïsme pouvait s'acco­moder d'un certain flou à ce sujet, l'Église du Christ, elle, se voyait contrainte de trancher. Et de trancher, évidemment, dans le sens de l'universalisme.

 

Mais pour l'heure  — nous sommes vraisemblablement en 33 et l'Église n'a que trois ans d'exis­tence —  le problème ne se pose que sous une forme bénigne : une simple revendication des Hellénistes qui se sentent défavorisés dans la distribution des biens mis en commun (Actes 6, 1). Les Apôtres, on le comprend, avaient autre chose à faire qu'à s'occuper de ces questions d'intendance ! Devant se consacrer entièrement à la prédication et à la prière, ils décidèrent, pour faire face à la situation, d'instituer des diacres  — du grec diakonos, serviteur —  pour qu'ils s'occupent de ces menus services, étant bien entendu cependant que ces hommes conti­nueraient à participer à la mission d'évangélisation qui est celle de toute l'Église. Il est significatif que ces diacres, au nombre de sept, portent tous des noms hellénistes : Étienne (Stephanos), Philippe, Procor, Nicanor, Timon, Parmenas et Nicolas. Le livre des Actes précise même que ce dernier était un prosélyte d'Antioche, autrement dit un Grec converti. Preuve qu'on se trouvait bien en présence d'un conflit qui pouvait mettre en péril l'unité de l'Église.

 

Mais le fond du problème restait intact, car des problèmes de cette nature doivent prendre le temps de mûrir. Il faudra attendre la conversion du centurion Corneille et, surtout, les conquêtes de saint Paul, pour que la question, posée dans toute son ampleur et avec tous ses enjeux, reçoive la réponse décisive qui engagera l'Église sur la voie de son avenir. Il n'empêche que l'institution des diacres a fait souffler dans l'Église un vent nouveau. Ils sont jeunes et entre­prenants, ils viennent des milieux ouverts à la civilisation hellénistique. Précieux atouts dont ils sauront tirer parti.

 

Étienne, en particulier, “opère des prodiges parmi le peuple”. Entendons par là qu'il sait con­vaincre et gagner au Christ ses auditoires. Les gens de la synagogue s'en émeuvent, tentent d'argu­menter avec lui, mais ils ne sont pas de taille et n'ont d'autre ressource que de monter contre lui une cabale pour le faire arrêter (Actes 6, 8-14).

 

Devant le Sanhédrin, Étienne monte à l'assaut. Un vrai pur sang, Étienne ! Pleuvent les cita­tions du Livre saint d'Israël. Chacune de ses phrases porte et chacune claque comme un coup de fouet jusqu'à la terrible péroraison : “Nuques raides, oreilles et cœurs incirconcis, toujours vous résis­tez à l'Esprit Saint !” (Actes 7, 51). A-t-il fini ? — Non. Les yeux levés au ciel, il s'écrie : “Ah ! je vois les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu”. Blasphème ! Blasphème ! Frémissants de rage, les Juifs le poussent hors de la ville, où il est lapidé. Il est ainsi le premier à signer de son sang son témoignage à Jésus de Nazareth. Un certain Saül de Tarse est là. A ses pieds, les bourreaux ont déposé leurs vêtements. Il ob­serve la scène avec com­plaisance, il approuve le meurtre. Nous sommes en 34. Deux ans plus tard, sur la route de Damas, il réalisera à quel point il s'est trompé.

 

Cependant, à la suite du meurtre d'Étienne, une violente persécution est déclenchée, dirigée princi­pale­ment, semble-t-il, contre les Hellénistes, preuve de leur efficacité au service de la Parole. On se souvient alors des consignes de Jésus pour les temps de persécution : “Si l'on vous pourchasse dans telle ville, fuyez dans telle autre” (Matthieu 10, 23). A l'exception des Apôtres, les croyants se dispersent donc dans les campagnes de Judée et de Samarie, tandis que les Hellénistes s'en vont trouver refuge dans leurs pays d'origine ou dans d'autres communautés de la diaspora.

 

Cette dispersion est en réalité providentielle, elle marque la deuxième étape de l'expansion de l'Église. Car là-bas, dans leurs pays de refuge, les disciples continueront à répandre la semence du Royaume. Le sang d'Étienne n'aura pas coulé en vain.

 


[1]  « Hellénisme », rappelons-le, désigne la civilisation et la langue grecques. Les Grecs ont toujours appelé leur pays : Hellas, se désignant eux-mêmes comme les Hellènes. Ce sont les Romains qui les ont appelés Grecs, en latin : Græci.

Publié dans Histoire de l'Église

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