PIE XII ET LES JUIFS

Publié le par Jean-Claude Alleaume

LA PREMIÈRE REPEÉSENTATION, EN 1963, de la pièce Le Vicaire de Rolf Hochhuth provo­qua une vive polémique qui dura jusqu'à la fin des années 60. L'auteur, un ancien membre des « Jeunesses hitlériennes », y accusait le pape Pie XII d'avoir été pro-nazi par peur obsessionnelle du bolchévisme, et d'avoir gardé un silence coupable devant les atrocités que firent subir aux Juifs la dictature d'Adolf Hitler. Ces dernières années, le débat a ressurgi en Europe. Mais ces accusations, comme on va le voir, ne résistent pas aux faits de l’histoire. Commençons par rappeler les dates, pour situer le débat dans son contexte.

 

Les dates

 

De 1917 à 1929, le cardinal Eugenio Pacelli fut Nonce apostolique en Bavière et en Alle­ma­gne (qui n’était pas alors celle du parti nazi, mais celle de la République de Weimar). Puis il fut le Secrétaire d'État du Saint-Siège et le conseiller de Pie XI, de 1930 au 2 mars 1939, date à laquelle il fut élu pape et prit le nom de Pie XII.

 

En Italie, depuis 1922 le roi Victor-Emmanuel III a confié le gouvernement à Benito Mussolini. Après la victoire du parti fasciste aux élections de 1924, celui-ci assume les pleins pouvoirs qui font de lui le dictateur, le Duce. Adolf Hitler, lui, est nommé Chancelier de l'Allemagne en 1933. L'année suivante, il devient le Führer. Le parti national-socialiste est décrété parti unique et le racisme prôné par Rosenberg dans Le Mythe du XXe siècle — race aryenne pure — est érigé en doctrine officielle. Les Juifs sont honnis parce qu’en s’alliant à des Allemandes, ils souillent irrémédiablement la race aryenne ; on leur impose de porter « l’étoile jaune ».

 

En 1936 l'Italie fait alliance avec l'Allemagne : c'est l'« Axe Rome-Berlin ». De ce fait, l'État du Vatican se trouve enclavé dans un pays devenu fasciste et, de surcroît, allié de l'Alle­magne nazie. Le 1er septembre 1939, l'Allemagne envahit la Pologne. Deux jours plus tard, la France et l'Angleterre, liées par traité à la Pologne, déclarent la guerre à l'Allemagne. La Deuxième guerre mondiale a commencé. La capitulation de l’Allemagne surviendra le 7 mai 1945.

 
Pie XII et le nazisme

 

Deux accusations sont portées contre le pape Pie XII : 1o celle d'avoir été favorable à l'idéologie nazie, par peur du bolchévisme ; 2o celle d'avoir gardé le silence devant les atrocités du nazisme. Confrontons aux faits ces accusa­tions.

 

Pie XII fut-il favorable au nazisme ? D’abord, il faut savoir ce que fut le nazisme ! Comment ce pape, que l’on a dit « dog­matique », aurait-il pu s'accomoder de cette idéologie toute im­prégnée de l’huma­nisme athée de Nietzsche, de ce néo-paganisme ressuscitant les vieux dieux teuto­niques Wotan et Baldur ? Dans un article publié dans The Weekly Standard Magazine le 26 février 2001 [1] pour protester contre ces accusations qu’il tient pour « un détournement de l’Holo­causte », [2] le rabbin David Dalin, historien améri­cain, montrait, au contraire, que Pie XII « a toujours été très critique envers le nazisme ».

 

Des quarante-quatre discours que prononça le cardinal Pacelli alors qu'il était Nonce apos­tolique en Allemagne, pas moins de quarante dénoncent un aspect ou un autre de l'idéologie nazie. Il fut le principal auteur de l'ency­clique de Pie XI Mit brennender Sorge (21 mars 1937) condam­nant le nazisme. Hitler en fut fou furieux — il venait de se réjouir bruyamment de l'ency­clique Divini Redemp­toris contre le marx­isme, parue deux jours plus tôt — et fit déporter des centaines de prêtres pour avoir lu en chaire ou diffusé l’encyclique Mit brennender Sorge. Devenu pape, le 12 mars 1939, Pie XII fit de sa première encyclique, Summi Pontifi­catus, un plai­doyer pour la paix. Touchant à l'idéologie raciale, il citait explicitement l’apôtre Paul : « Il n'est plus question de Grec ou de Juif, de Barbare, d’esclave ou d’homme libre ; il n'y a que le Christ, qui est tout en tous » (Col 3, 11).

 

De la position de Pie XII face au nazisme, nous avons le témoignage direct de François Charles-Roux, qui était alors Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Il rapporte la teneur de l’entrevue que Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, eut avec le pape Pie XII le 11 mars 1940. Le Pape, écrit-il, « avait fait entendre à Ribbentrop les doléances les plus fermes, sur les griefs de l’Église contre le Reich en Allemagne et dans les terri­toires occupés par les troupes alleman­des ».[3]  Le rabbin Dalin mentionne aussi cette entrevue et note que, dans son édition du 14 mars 1940, le New York Times informait ses lecteurs que « face à Herr Ribbentrop, le Pape a pris la défense des Juifs allemands et polonais ».

 

Il est connu aussi qu'en mai 1940, Pie XII transmit aux Anglais et aux Français les rensei­gnements qu’il tenait des Allemands qui conspiraient contre Hitler, sur l’imminence de l’invasion des Pays-Bas, de la Belgique et de la France.[4] Ce que confirment les archives du Foreign Office et de l’Ambassade de France près le Saint-Siège, que cite le père Pierre Blet, s.j.[5] L’ambassadeur Charles-Roux y fait allusion dans son témoignage. Il n’est donc pas vrai que Pie XII ait été favorable au nazisme.


L'action de Pie XII en faveur des Juifs

 

Dans toute l’Europe, les évêques, les prêtres et les religieux don­nèrent asile aux réfu­giés. Pie XII les encouragea. Il autorisa même la mixité dans les maisons religieuses qui recueil­laient ces malheureux. A Rome, cent cinquante-cinq couvents et monastères abri­tèrent ainsi quelque cinq mille Juifs.

 

Lorsque les troupes allemandes occupèrent Rome, le 10 sep­tembre 1943, Pie XII fit front au repré­sentant de la Gestapo, Herbert Kappler. Sollicité par le Grand rabbin Zolli, il fournit ce qui manquait à la rançon exigée par l’Allemand pour que les Juifs italiens ne soient pas déportés : on estime à six mille le nombre de ceux qui furent ainsi sauvés.

 

Néanmoins, le 16 octobre, une rafle de Juifs eut lieu sur l’ordre de Himmler. « Informé à l’aube, écrit Édouard Husson, Pie XII convoqua aussitôt l’ambassadeur d’Allemagne auprès du Vatican, Ernst von Weizsäker, et lui fit dire par le cardinal Maglione que si la rafle ne cessait pas immédiatement, alors il parlerait publique­ment, sans se soucier des consé­quences pour sa per­sonne ». [6] Kappler recula.

 
Le prétendu « silence » de Pie XII

 

Il n’est pas vrai non plus que Pie XII soit resté indifférent au supplice des Juifs. Dès Noël 1940, il encouragea le clergé et les fidèles à aider les réfugiés, « spécialement parmi les non-aryens ». Dans le message de Noël 1942, il fut plus explicite encore, évoquant « les centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, pour le seul fait de leur nationalité ou de leur origine ethnique, ont été vouées à la mort ou à une progressive extinction ». Il est signi­ficatif que la diffusion de ce message en Allemagne fut considéré comme un crime contre l’État et passible de mort. De nouveau, le 2 juin 1943, Pie XII s’éleva contre les « mesures d’extermina­tion » qui frap­paient les Juifs « à cause de leur nationa­lité ou de leur race ».

 

Pouvait-il, cependant, parler d'avantage ? Il est aisé, dans nos démocraties où les faits et gestes des diri­geants politiques sont librement commentés, de disserter sur ce qui aurait pu être dit ou fait alors. La réalité historique est que l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste n'étaient tout simplement pas ce que nous appelons des « États de droit ».

 

S'adressant aux cardinaux réunis en Consistoire, le 2 juin 1943, Pie XII s’est expliqué : « Toute parole, toute allusion publique devraient, de Notre part, être sérieuse­ment pesées et mesurées, dans l'intérêt même de ceux qui souffrent, pour ne pas rendre leur situa­tion encore plus grave et insupportable ». Sur ce point, deux per­sonnalités, qui ont vécu ces événements tragiques, ont approuvé la prudence de Pie XII : Marcus Melchior, Grand rabbin du Danemark, et Robert M.W. Kempner, procureur adjoint améri­cain aux procès de Nuremberg. [7] Du reste, la décla­ration publique des évêques hollandais contre la déporta­tion des Juifs, en juillet 1942, avait eu pour con­séquence que la Gestapo envahit immé­diate­ment les maisons religieuses pour s'emparer des Juifs qui s'y étaient réfugiés.

 

On ne peut négliger, dans ce débat, le rôle prépondérant de la Gestapo, police secrète du Reich allemand. Dès 1936, Himmler avait obtenu d’Hitler que la police politique ne soit plus subordonnée au ministère de l'Intérieur. Ce qui donna une grande liberté d'intervention à la Gestapo et à son chef Reinhard Heydrich, pour faire régner partout la terreur. Évitant les lenteurs de la bureaucratie, les décisions se prenaient sur le champ et souvent sur un simple coup de téléphone. « Vu sous cet angle, écrit Édouard Husson, il est parfaitement naïf de croire qu'un message public de dénonciation totalement explicite, par Pie XII, de la persécution des Juifs aurait eu une quelconque efficacité ».[8]

 

Heydrich vouait une haine féroce à l'Église catholique. Il avait compris qu'elle allait se mettre en travers de la politique nazie d’extermination des Juifs. Quand, en 1937, il vit que les catholiques allemands étaient parvenus à faire entrer secrètement en Allemagne et à diffuser le texte de l'encyclique de Pie XI con­damnant le nazisme, il résolut de faire sur­veiller le Vatican et ses correspondants, et d'« introduire des informateurs dans ce système de communication ». Peut-on penser qu'au Vatican, enclavé dans l'État fasciste, on ne fût pas conscient de cet espionnage permanent ? Et que, devant les risques mortels qui pouvaient en résulter, on ne fît pas preuve d'une extrême prudence ?


Témoignages de reconnaissance

 

En tout cas, ceux qui ont vécu ces heures tragiques, qui ont pu prendre l’exacte mesure des circonstances et qui en ont réchappé, n'ont pas manqué de témoigner leur gratitude au pape Pie XII. De ces marques de reconnaissance, plu­sieurs sont citées par le rabbin David Dalin, entre autres : Chaim Weizmann, qui devait être le premier président israë­lien ; Moshe Sharett, le second Premier ministre israëlien ; le Grand rabbin d'Israël Isaac Herzog ; Léon Kubowitzy, Secrétaire général du Congrès juif mondial.

 

Le rabbin Dalin fait ressortir que, le 26 mai 1955, l'État d'Israël envoya l'Orchestre philar­monique d'Israël au Vatican pour y interpréter la Septième Symphonie de Beethoven, en hommage à Pie XII pour son action en faveur des Juifs durant la guerre.

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[1]  Traduction française dans La Documentation catholique, no 2266, 17 mars 2002, pp. 289 et s.

[2]  En somme, une tentative de nier la responsabilité du nazisme dans l’extermination de six millions de Juifs, pour la faire porter par l’Église catholique.

[3]  Dans un article paru dans la revue Historia no 112 — mars 1956. François Charles-Roux précise qu’il tient son information de Pie XII lui-même, qui le reçut le 16 mars 1940, soit cinq jours plus tard.

[4]  Ces renseignements étaient exacts, mais ni les Anglais ni les Français n'en tinrent compte.

[5]  Dans L’Homme Nouveau no 1277 — 7 avril 2002.

[6]  Dans la revue Communio de mai-juin 2002, p. 96. Édouard Husson est Maître de conférences en histoire à l'Université de Paris IV.

[7]  Cités par le rabbin David Dalin, art. cit.

[8]  art. cit., p. 86.


 

Publié dans Histoire de l'Église

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